Le mot « masculinisme » commence à peine à infuser dans le débat public et les médias. Mais ses agents agissent depuis plusieurs décennies. Dans son livre La terreur masculiniste, Stephanie Lamy, spécialiste des guerres de l’information et militante féministe, passe cette idéologie et ses différentes mouvances à la loupe pour repenser le fait terroriste. Interview.

Ce livre est le résultat d’une dizaine d’années de recherches. Il y a dix ans, qu’est-ce qui vous a mis sur la piste du masculinisme ?
Stephanie Lamy – Mon engagement féministe commence avec la création du collectif Abandon de famille – Tolérance zéro en 2013, pour une meilleure régularisation des pensions alimentaires impayées. Je n’imaginais pas que cela provoquerait la colère de certains hommes, qu’ils viendraient en bas de chez moi me menacer, ainsi que mes filles, de viols. Ça m’a paru, bien sûr terrifiant, mais surtout hallucinant. Mon métier, à l’origine, c’est le soutien aux sociétés civiles en zone de guerre. J’ai assisté des groupes en Libye, en Syrie et au Yémen. Jamais des pro-Kadhafi ne m’ont menacée à mon domicile… Pourquoi le sujet de la pension alimentaire a-t-il provoqué une telle violence ? C’est le point de départ de mes recherches.
Le masculinisme, ce n’est ni le sexisme ni la misogynie. En quoi se distingue-t-il ?
SL – Abandon de famille a vu le jour suite à l’occupation de grues à Nantes par plusieurs pères divorcés contestant le jugement rendu par le tribunal. Notre action collective était en réaction à la leur. Nous avons mis en place une cellule de veille féministe et créé le site Mascu Watch dans le but d’observer ces mouvances et leur fonctionnement. J’ai d’abord analysé les réseaux de ceux que j’appelle les « pères enragés », pour ne pas leur donner le pouvoir de s’auto-revendiquer représentants de tous les pères séparés. Puis, mon observation s’est étendue à d’autres mouvances identitaires : les incels (Involuntary Celibate), les nice guys, les paléo-masculinistes, les NoFap ou encore les Men Going Their Own Way (MGTOW). Le masculinisme se distingue du sexisme et de la misogynie par la radicalisation de ses agents. Pour démontrer cela, je me suis appuyée sur plusieurs cadres d’analyse sur le terrorisme, notamment sur celui théorisé par Olivier Roy sur le djihadisme. Par ailleurs, il y a deux forces qui mènent à la radicalisation : le facteur push, où l’individu va être poussé par sa situation sociale vers ces milieux, et le facteur pull, où l’attractivité de l’offre facilite l’entrée dans ces milieux. C’est exactement le même mécanisme au sein des milieux de radicalisation masculinistes. Par exemple, lorsqu’un homme divorce et se sent lésé dans son rôle de père de famille, il va retrouver un milieu qui lui propose des discours prêts à penser. Dans un contexte où l’on est en train de comprendre que les auteurs de violences fondées sur le genre peuvent être monsieur tout le monde, je tiens à préciser que ce livre n’a pas pour objet de recréer la figure du monstre mais bien à repenser le fait terroriste masculiniste et montrer la banalité avec laquelle des individus sont amenés à se radicaliser.
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Comment ces hommes se radicalisent-ils ?
SL – Le cheminement vers la radicalisation varie selon les mouvances. Les discours masculinistes, produits au sein des différents milieux de radicalisation, donnent des idéologies prêtes à penser aux jeunes hommes qui se sentent mal en société. Ce prosélytisme instrumentalise les outils qui existent, dont les médias sociaux et les algorithmes de mise en relation, pour promouvoir ces discours auprès de cibles très spécifiques. Internet joue un rôle important dans ce processus… mais il n’est pas le seul moyen d’échange. Par exemple, les groupes de harcèlement de rue vont se coordonner et transmettre le savoir en ligne, puis tester leurs capacités opérationnelles sur le terrain, pour ensuite revenir et évaluer leur performance en ligne. D’autres, comme les pères enragés, se regroupent dans des locaux et vont mener des opérations de lobbying ou de dévoiement des normes légales pour contraindre “l’ennemi“, dans le but de transformer les normes sociétales. Et certains ne se réunissent pas, comme les incels qui prônent la violence en ligne mais qui commettent des violences dans la vraie vie.
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Ce faisant, les mouvances masculinistes tiennent du fait terroriste ?
SL – L’un des exercices que je me suis imposés durant l’écriture du livre a été de reprendre les termes sur le fait terroriste afin de voir s’il était possible de l’appliquer aux mouvances masculinistes. Il se trouve que, oui, on peut ancrer le lexique de la lutte contre le masculinisme dans le champ des études sur le terrorisme. En 2014, après la tuerie d’Isla Vista [il y a dix ans, Eliott Rodger, un jeune Américain de 22 ans, a tué six personnes, dont deux femmes, et en a blessé quatorze autres avant de se suicider. Son moteur ? Sa haine envers les femmes. Ndlr], j’avais déjà émis l’hypothèque d’un attentat masculiniste, puisqu’il s’agissait de violences faites aux femmes et d’une tentative de normalisation de l’usage de la force pour atteindre cet objectif. À l’époque, j’étais dans des boucles privées sur Twitter avec des experts en géopolitique du fait militaire, quasiment que des hommes mais progressistes pour la plupart, et ils m’avaient opposé qu’il ne fallait pas tout mélanger… Puis, il y a eu l’attentat de Toronto [En 2018, un homme, Alek Minassian, a tué 10 personnes et en a blessé 15 autres avec une camionnette. Ndlr]. À partir de là, les mentalités ont commencé à changer et certains ont pris conscience du lien entre terrorisme et ces mouvances.
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Les espaces de radicalisation échappent encore à la vigilance étatique, tout comme les violences commises restent sous estimées et difficiles à évaluer. Quels sont les obstacles ?
SL – J’ai l’impression de vivre dans une boucle temporelle. Ce sont les mêmes débats que l’on a eu sur le traitement médiatique du fait terroriste djihadiste à partir de 2015. Depuis les attentats de Charlie Hebdo, on a tendance, au niveau du pilotage des politiques publiques de lutte contre la radicalisation et le terrorisme, à réduire le débat au fait djihadistes. Résultat : les mouvances masculinistes tardent à être reconnues puisqu’on considère ses agents comme des loups solitaires. Or, ils ne sont jamais seuls, il y a tout un système de radicalisation derrière eux. Il y a une nécessité à repenser nos représentions collectives vis-à-vis du terrorisme. Mais cela tarde à arriver, notamment parce que les personnes qui pilotent ces politiques sont en grande majorité des hommes. Il y a quelques femmes à la DGSI, heureusement, mais elles restent trop minoritaires pour que ces questions soient intégrées à l’agenda.
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Comment les médias participent-ils à cette méconnaissance du masculinisme ?
SL – Pour qu’un fait terroriste soit reconnu, un retentissement médiatique est souvent nécessaire. Je perçois ça comme un regard sexiste sur la violence, comme s’il fallait absolument que ça fasse boum… La question du storytelling est donc essentielle : comment sont relatés les faits d’armes de ces réseaux ? Un flou persiste entre le masculinisme et les violences faites aux femmes. Je ne dis pas qu’elles sont toutes issues des milieux de radicalisation masculinistes mais qu’on a tendance à ne pas comprendre que certaines le sont. Résultat : les forces de l’ordre ou les médias mainstream, ne vont pas aller creuser plus loin que le simple fait divers pour comprendre si une action violente fondée sur le genre est le fruit d’une radicalisation au sein d’un milieu. Cette confusion participe à normaliser les violences à l’égard des femmes, ce qui est précisément l’objectif de ces mouvances. En outre, certains médias emploient le mot masculiniste mais mal. Très souvent, les actes de violence spectaculaires sont attribués aux incels, qui restent le groupe le plus connu. Or, attribuer un fait d’arme à une mouvance en quête de notoriété occulte le pouvoir de nuisance d’un autre milieu de radicalisation.
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Au printemps 2024, un attentat a été déjoué à Bordeaux. Le suspect a avoué sa volonté de rendre hommage à la tuerie d’Isla Vista, survenue dix ans plus tôt. Plusieurs médias évoquent le terme « masculiniste ». Est-ce le signe que ces mouvances sont en passe d’être intégrées aux stratégies de luttes anti-terroristes en France ?
SL – Ce qui est surprenant avec l’attentat déjoué à Bordeaux, c’est que l’information a été transmise par CNews. Comme si l’extrême droite n’était pas imperméable à éventuellement considérer que ces mouvances existent. En réalité, c’est une manière pour eux de tirer une ligne “nous, on est gentil, eux, sont méchants“. Hélas, on est encore très loin de reconnaitre le fait masculiniste comme terrorisme. Mais je peux penser que la prise de conscience se fera au niveau européen pour ensuite être adoptée au niveau national en France. Le Royaume Uni a enfin fait le choix d’intégrer l’extrême misogynie à sa lutte anti-terroriste. La personne qui l’annoncé est une femme : la Ministre de l’Intérieur Yvette Cooper. C’est aussi comme ça, en ayant des personnes concernées et qui veulent s’emparer de ce sujet, que l’on va arriver à une transformation au sein des institutions et, ainsi, sécuritiser le fait masculiniste.
« La terreur masculiniste », Stephanie Lamy. Éditions du Détour, 192 pages, 18,90€.