Depuis la pandémie, des silhouettes de jeunes femmes – souvent mineures – postées debout dans des rues de Tokyo pour une passe, se sont multipliées. L’ONG qui vient en aide à ces « tachinbo joshi », est victime d’une cabale et le gouvernement de la ville de Tokyo lui coupe les vivres.
Looks de jeunes passe-partout ou à la mode kawaii (mignonne), les yeux rivés sur leur smartphone, elles sont alignées dans des artères du red district de Kabukicho, dans le quartier de Shinjuku, ou aux abords de la gare d’Ikebukuro, à Tokyo. Elles attendent des clients, souvent démarchés en ligne, pour aller au love hotel en échange de quelques billets. Ces « tachinbo joshi », filles debout, sont de plus en plus nombreuses.
Le phénomène « tachinbo joshi »
Sous pression économique, en situation de précarité et d’isolement social, dont les femmes sont les premières victimes, des jeunes Japonaises se tournent vers la prostitution et prennent de plus en plus de risques pour gagner de l’argent.
Début décembre 2024, la police métropolitaine de Tokyo annonçait avoir arrêté, depuis janvier, 88 de ces femmes dans le parc d’Okubo, à Kabukicho. 75 d’entre elles étaient adolescentes ou dans leur vingtaine, la plus jeune ayant 16 ans, la plupart sans activité. Une enquête, repérée par @Ryo_Saeba_3, révélait que 36.2 % de ces femmes n’avaient pas d’adresse fixe, vivant dans des cybercafés. 31 % étaient là sous la pression d’hosts (jeunes hommes qui travaillent dans des host bars où l’on paie très cher pour passer une soirée en leur compagnie) pour rembourser des dettes contractées auprès d’eux, et 19 % pour se procurer des loisirs ou des biens de luxe.
Si 13 d’entre elles ont été adressées à des organismes d’aide à la réinsertion, pour la majorité de ces femmes, le risque de tomber dans une activité de prostitution qu’elles ne contrôlent plus est grand.
Derrière le terme “tachinbo joshi” dont la connotation est fortement péjorative, se cachent les profils de jeunes en rupture, car victimes de violences sexuelles, incestueuses, sous l’emprise d’hommes qui veulent se faire de l’argent sur leur dos, ou qui leur font du chantage à l’image. Et ce phénomène se répand dans d’autres grandes villes japonaises – Osaka, Nagoya – ou en provenance de celles-ci.
Les associations de protection des personnes prostituées craignent d’ailleurs son amplification en 2025. À cause de la dégradation de l’économie japonaise en 2024 (chute drastique du Yen), le nombre de femmes et de filles obligées de vendre leur corps pour joindre les deux bouts a augmenté, et leur âge a baissé.
Pour Isabelle Konuma, chercheuse à l’IFRAE (Institut Français de Recherche sur l’Asie de l’Est), « les tachinbo joshi sont un problème sociétal en raison de leur âge, mais aussi par rapport aux host club et aux maladies vénériennes non contrôlées ». Les VSS et les MST étant très mal appréhendées au Japon. Elles sont aussi encouragées et ciblées parce qu’une culture de la pédopornographie permissive et l’obsession sexuelle pour les femmes d’aspect juvénile et mineures gangrène la société japonaise.
Une cabale contre la seule association qui vient en aide aux tachinbo joshi
Les filles debout ont donc plus que jamais besoin d’aide. Mais depuis 2022, l’association @colabo_official – qui organise des maraudes et offre un refuge aux victimes teens d’exploitation sexuelle – a été victime d’une campagne de calomnie et de harcèlement en ligne d’ampleur XXL orchestrée par un internaute se faisant appeler “Himakazu Akane” (en réalité Kiyoaki Mizukara). Il dénonçait – faux documents à l’appui – des faits de mauvaise gestion de la comptabilité, de détournement de fonds publics, et même de participation de Colabo à la prostitution des filles en détresse. Théories relayées par certains élus japonais.
Des menaces de mort, de viol, des courriels de harcèlement, des achats non sollicités, du harcèlement sexuel et des dégradations matérielles du bus qu’utilise Colabo pour ses maraudes, ainsi qu’un acharnement de la presse sur ses membres et les très jeunes filles et femmes qu’elles aident s’en sont suivis. Sous la pression populaire, des municipalités ont même divulgué les identités de certaines jeunes filles protégées par l’association.
Colabo a remporté tous les procès – neuf en tout ! – qui l’opposaient au calomniateur Himakazu Akane – ont annoncé les membres de Colabo en conférence de presse, en octobre 2024. La justice a aussi condamné Takanori Eto, dirigeant d’Echo News – un média ayant massivement relayé les propos du diffamateur – à verser 3,85 millions de yen (environ 24 000 euros) de dommages et intérêts à l’ONG. Pour l’avocate de Colabo, cette reconnaissance par la justice, le 26 septembre 2024, d’une campagne « basée sur la discrimination des femmes » est une victoire historique. Pour la première fois, un tribunal validait le fait que ces attaques en lignes et injonctions de divulgation d’informations et d’audits étaient du harcèlement.
Mais ces agressions continues et les procès qui s’en sont suivis ont épuisé toutes les forces de Colabo, et les répercussions de la haine et des fausses informations ont rendu ses actions de soutien aux tachinbo joshi presque impossibles, au moment même où elles en ont le plus grand besoin.
La situation des tachinbo joshi aggravée par une réglementation de la prostitution hypocrite
Au Japon, « la prostitution est un acte interdit par la loi depuis 1956. Mais elle n’est assortie d’aucune sanction concrète tant contre la personne qui se prostitue que contre les clients ». C’est une loi « qui interdit sans punir », précise Isabelle Konuma, également spécialiste en droit japonais.
À cela, deux exceptions majeures : la loi relative à la prévention de la prostitution condamne les personnes qui cherchent les clients sur des lieux publics (à moins de 6 mois d’emprisonnement ou à une amende inférieure à 10 000 yens soit un peu plus de 60 euros). Et la loi relative à la prostitution et à la pornographie juvéniles – qui n’a été mise en place qu’en 2014 – condamne les clients à un emprisonnement de moins de 5 ans et une amende pouvant aller jusqu’à 3 millions de yens (plus de 18 000 euros), et protège les moins de 18 ans indique Isabelle Konuma. Mais dans les faits, « la preuve de l’ignorance de l’âge n’est pas évidente, à moins d’avoir une preuve claire ».
Elle précise : « La complexité (et l’aspect hypocrite) de la loi anti-prostitution japonaise – qui formalise l’interdiction du proxénétisme, de l’organisation de la prostitution à but commercial et du racolage public – vient du fait que la prostitution en tant qu’acte n’est pas pénalement condamnée ».
Comme en France, à l’époque de la loi Sarkozy sur le racolage passif qui punissait les “prostituées” de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende, on menace les victimes tout en prétendant les secourir, laissant l’impunité à leurs proxénètes et leurs violeurs de perpétuer le statu quo.
Le gouvernement métropolitain de Tokyo coupe les vivres à Colabo
L’impact de la diffusion des fausses informations par “Himakazu Akane” et ses relais contre Colabo a été terrible. Le gouvernement de Tokyo a lui-même cédé à la rumeur en lançant une enquête policière contre l’ONG. Suite à ces investigations, les autorités ont estimé que l’association avait déboursé des montants indus. Elles lui ont donc retiré leur soutien financier, exigeant parallèlement la suspension des activités de maraudes en bus de l’association “pour raisons de sécurité”.
Cet arrêt de la collaboration de Colabo avec le gouvernement métropolitain, qui n’a depuis pas réitéré ses demandes de subventions à la ville de Tokyo, limite grandement le champ de son action. Les maraudes ont repris, mais désormais, l’association ne peut compter que sur les dons des citoyens pour leurs activités de soutien aux jeunes filles.
Sa fondatrice Yumeno Nito déplore la détérioration constante de l’environnement dans lequel évolue les jeunes filles victimes de la prostitution. Avec moins de ressources, des procédures toujours en cours contre Himikazu Akane qui n’a toujours pas reçu sa condamnation définitive, mais aussi contre des membres de la Diète japonaise – qui coûtent très cher – Colabo voit sa capacité à aider les filles et les femmes fortement limitée. L’asso a perdu également beaucoup de donateurs qui ont cru aux messages de la campagne de diffamation.
Un avenir très sombre pour les tachinbo joshi
Pour montrer qu’il continue à soutenir les jeunes en détresse, le gouvernement métropolitain de Tokyo a subventionné la création d’un établissement d’accueil sous le nom de Kimimano, situé à Shinjuku, dans la zone des ados et jeunes SDF errant autour du complexe de cinéma Toho building (d’où leur surnom de Toyoko kids). Mais Colabo a prouvé que ce bâtiment subventionné abrite tout un système bien rodé de prostitution juvénile et de violences sexuelles. Or, les autorités continuent à en faire la promotion comme lieu d’accueil des jeunes en difficulté tout en sachant ce qui s’y déroule depuis janvier 2024, date de son ouverture.
Ainsi, non seulement les autorités de la ville se montrent insensibles au sort des tachinbo joshi, mais se rendent même complices de leur détresse.
Des tachinbo joshi résignées à leur sort
Selon Yumeno Nito, « désormais, on voit de plus en plus de filles de 12 à 14 ans, d’étudiantes qui se livrent à la prostitution pour payer leurs frais de scolarité, d’enfants parce que leurs familles ne s’en sortent pas ». Ce sont leurs situations économiques précaires qui les poussent vers la prostitution.
Elles en arrivent même à banaliser leur condition. « Alors qu’avant, ces filles se demandaient pourquoi elles étaient les seules à devoir faire ça et trouvait cela injuste par rapport à leurs camarades. Maintenant, quand on leur parle, elles sont résignées et disent que “c’est normal” et que de toute façon, “tout le monde le fait” », s’inquiète la dirigeante.
Les ONG déplorent les faibles chances de réinsertion des tachinbo joshi. Comment peuvent-elles s’en sortir dans une société où les autorités et les familles considèrent les victimes de la prostitution comme une honte ou irrécupérables ? Où la violence sexuelle n’est pas considérée comme une violence ? Où les femmes ne sont pas prioritaires sur le marché du travail, et où les politiciens coupent les vivres aux associations à la moindre rumeur calomnieuse de malversation ?
Seule lueur d’espoir : des messages de solidarité reçus de la part de femmes membres du parlement appartenant à quatre partis d’opposition. Mais ils ne font pas le poids face aux millions de mots de haine et de calomnie à l’égard de Colabo et des tachinbo joshi, toujours visibles sur les réseaux sociaux.
Lire aussi dans Les Nouvelles News
Japon : l’horizon de la parité de plus en plus lointain
#KuToo : révolte contre les talons hauts au Japon
Japon : Femmes journalistes en lutte contre le harcèlement
« Femmes de réconfort » : un accord Japon/Corée du Sud
Hôtesses de l’air japonaises contre mini-robe