
Image : EDF. Dans l’enceinte d’un bâtiment réacteur.
Ils sillonnent la France en caravane et huit mois par an. Destination : les centrales nucléaires de tout l’Hexagone. Qui ont besoin d’intervenants en zone à risque, pour la maintenance annuelle. Des journées de 12h, une vie sociale à réinventer à chaque étape. Puis ils repartent. 600 km dans la nuit, vers la centrale suivante. On les appelle les « nomades du nucléaire ». Ce sont eux qui supportent plus de 80% de la dose collective annuelle d’irradiation reçue dans le parc nucléaire français.
Au Japon, la situation à la centrale nucléaire de Fukushima empire de jour en jour. Mercredi 16 mars, les cinquante travailleurs encore présents sur le site pour tenter de limiter l’ampleur de la catastrophe sont exposés à des doses d’irradiation potentiellement mortelles. Voilà les nouveaux « héros », salués aujourd’hui par la presse (ici dans Le Figaro, ou là dans Le Parisien).
La journaliste Elsa Fayner a récemment suivi d’autres ouvriers du nucléaire, en France. Elle raconte sur « Et voilà le travail » la vie nomade de ces sous-traitants qui assurent 80% des activités de maintenance des centrales… et qui reçoivent 80% des irradiations.
Ils sont près de 30 000 en France, des intérimaires qui travaillent pour des entreprises prestataires. Car aujourd’hui, les sous-traitants assurent 80% des activités de maintenance des centrales, contre 50% au début des années 90. Pendant que les durées d’intervention ont été réduites par deux, pour effectuer toujours les mêmes tâches. Résultat: les nomades passent de plus en plus vite de centrale en centrale.
La relève n’est plus assurée
D’autant plus que, depuis 2005, le personnel vient à manquer. Après plus de vingt ans de traversée du désert, le nucléaire français retrouve des couleurs, mais s’inquiète : les pionniers du nucléaire partent à la retraite et la jeune génération ne souhaite pas prendre la relève. Trop pénible. Alors, les mêmes intérimaires tournent sans relâche et leurs conditions de vie se dégradent au fur et à mesure.
Leur maison : un camping-car
Au pied du château de Chinon, le camping ne désemplit pas. Les propriétaires locaux leur louent de leur côté un bout de champ, une caravane ou un mobile home, parfois une pièce, à côté de leur belle demeure ou dans la cour de la ferme.
L’Office du tourisme répartit les offres. Pendant que les vendeurs de kebabs, les laveries et les magasins fleurissent sur leur passage. Le soir, les intérimaires se retrouvent au bar, animant les petites villes en déclin. Parfois, ils retournent à la centrale de nuit, pour optimiser leur présence. Dormir quelques heures, entre deux interventions, dans les vestiaires.
80% des doses d’irradiation pour les intérimaires
Ces travailleurs, dits « extérieurs », effectuent l’essentiel des tâches de maintenance des centrales et supportent plus de 80% de la dose collective annuelle d’irradiation reçue dans le parc nucléaire français.
Alors, ils sous-déclarent leurs expositions aux radiations: les intérimaires ayant atteint la dose-limite se voient interdits d’entrée en centrale. C’est leur moyen de préserver leur travail. Pas leur santé.
Pour limiter les dégâts, ils s’échangent conseils et recommandations. Le soir, au bistrot, ou à l’heure de l’apéro au camping, quand sortent les grandes tablées, ils ne parlent que de ça. De la centrale de Gravelines, où il faut faire attention à tel tuyau, à tel boulon. De celle de Tricastin, où l’omerta règne, mais dont certaines salles sont particulièrement dangereuses. C’est au comptoir que s’échangent les expériences, les savoir-faire, le métier, leur passion qui les ronge. De mars à octobre, chaque année, la période pendant laquelle la maintenance des centrales doit être effectuée.
L’hiver pour se soigner
L’hiver, ils se retrouvent en famille, et souvent au chômage. Certains redeviennent boulanger, commerçant, ouvrier. Quand d’autres se sont spécialisés dans le risque, et passent l’hiver dans la pétrochimie ou le déflocage de l’amiante.
Dans tous les cas, les problèmes de santé les rattrapent vite : troubles du sommeil, anxiété, leucémies, cancers, et tentatives de suicide. Depuis 1995, les syndicats sont en alerte. Cette année-là, cinq suicides de travailleurs extérieurs ont été enregistrés à la centrale de Chinon. Depuis, les tentatives se sont succédées. Autre signe : en 2003, la mutuelle de la centrale de Paluel (Seine-Maritime) remarque que 80% des feuilles d’assurance-maladie traitées prescrivent des calmants.
Pour aller plus loin…
– R.A.S. Nucléaire Rien à Signaler, documentaire TV d’Alain de Halleux sur les ouvriers du nucléaires.
– L’industrie nucléaire. Sous-traitance et servitude, d’Annie Thébaud Mony, auteure de Travailler peut nuire gravement à votre santé.
– Sous-traitance des risques, effacement des traces, par Annie Thébaud-Mony, Mouvements.
– Etats-Unis : des ouvriers noirs exposés à de fortes doses de rayonnements ionisants– Un livre sur le sujet : La Centrale, Isabelle Filhol
– Un livre : Le décontaminateur
– Les « précaires » du nucléaire, sur France Info
– Centrale nucléaire de Chinon. Un suicide reconnu maladie professionnelle : vers un précédent ?
– Recrudescence des suicides et des cancers professionnels- Le travail, lieu de violence et de mort, par Annie Thébaud-Mony, Le Monde diplomatique.
– Rationalité instrumentale et santé au travail – Le cas de l’industrie nucléaire, par Annie Thébaud-Mony (site de la Fondation Copernic).
– Comment Bouygues exploite ses salariés du nucléaire, sur Basta !