Si le cimetière du Père-Lachaise doit sa renommée aux hommes illustres qui y reposent, qu’en est-il des femmes ? C’est le point de départ de l’enquête de Camille Paix. Dans son livre Mère Lachaise, dont le deuxième tome vient de paraître, la journaliste dresse le portrait de femmes oubliées par l’Histoire. Le but ? Bâtir un matrimoine funéraire.
Où sont les femmes ? En arpentant les allées du cimetière du Père-Lachaise, la journaliste Camille Paix prend conscience de l’invisibilisation des figures féminines à travers l’Histoire et du délaissement de leur sépulture. En 2022, elle publie le premier tome de Mère Lachaise : des portraits, magnifiquement contés et illustrés, des femmes enterrées dans le célèbre cimetière parisien. Dans ce second tome, la journaliste nous embarque visiter les tombes de femmes audacieuses et fascinantes aux quatre coins de la France.
Ce qui fait souvent défaut à l’Histoire des femmes, c’est le manque d’archives… Le cimetière serait-il finalement la meilleure porte d’entrée pour les faire ressurgir du passé ?
Camille Paix – Visiter un cimetière c’est entrer dans la grande Histoire par la petite. Ce ne sont pas des mémoriaux de batailles mais des personnes qui sont nées, ont grandi, ont eu des parents, des enfants peut-être, qui ont été amoureuses et puis qui sont mortes. Je vois le cimetière comme une réappropriation citoyenne de l’Histoire, notamment celle des femmes qui reste peu enseignée à l’école, au collège ou au lycée. Dans tous les cimetières il est possible de faire émerger un véritable matrimoine ! D’ailleurs, les équipes du Père-Lachaise, qui suivaient mes recherches sur Instagram, m’ont aidé à redécouvrir certaines tombes de communardes, comme celle de l’institutrice Melvina Poulain. Avant ça, il n’y avait aucune femme représentant la Commune au Père-Lachaise, alors même que ce cimetière est l’un des hauts lieux de mémoire de cet évènement.
Dans ce second tome, vous partez à la découverte des femmes enterrées dans différentes régions de France. Comment avez-vous procédé ?
CP – Tout a commencé par hasard. Lorsque j’ai emménagé à Paris, j’étais à la recherche d’un point de verdure près de chez moi et je suis retrouvée au cimetière du Père-Lachaise. En me baladant, j’ai découvert les tombes de femmes dont je n’avais jamais entendu parler. Ça a piqué ma curiosité et j’ai voulu aller plus loin. J’ai procédé de différentes manières : il existait déjà des sources comme l’Association des Amis et Passionnés du Père-Lachaise et j’ai même pu consulter les registres des inhumations, tombés dans le domaine public, du Père-Lachaise et d’autres cimetières. C’est une véritable mine d’or d’informations ! Pour approfondir mes recherches, j’ai fonctionné par proximité entre les différents profils de femmes que je trouvais. Quelle relation entretenaient-elles ? Avec qui étaient-elles amies ? L’une des histoires les plus surprenantes est celle d’Anne Dangar et de Juliette Roche. Ce deux artistes, la première céramiste et la seconde peintre, sont enterrées ensemble dans le même caveau au cimetière de Serrières en Ardèche. Elles n’ont pourtant pas été amantes mais amies. C’est un angle mort dans l’Histoire des femmes : on raconte toujours leurs histoires d’amour mais pas d’amitié. De cette manière, j’ai découvert d’autres femmes fascinantes qui n’étaient pas enterrées au Père-Lachaise. J’ai constitué une base de données dans laquelle j’ai répertorié les femmes dont le profil m’avait marquée. J’ai rapidement atteint plus de 400 profils, dispersés sur l’ensemble du territoire. Je voulais décentrer le point de vue de Paris. C’est comme ça que l’idée d’un deuxième tome du projet Mère Lachaise est né.
Les femmes mises en avant dans le livre sont d’origines sociales et de professions très différentes. Pourquoi ce choix ?
CP – Au fil de mes recherches, j’ai pris conscience que les femmes avaient toujours été là et partout ! Ça peut paraître naïf mais lorsqu’on est éduqué.e à ne penser l’Histoire qu’à travers les grands hommes, ce n’est pas si évident. J’avais inconsciemment intégré que les femmes n’avaient pas toujours été actives et qu’elles ne s’étaient « réveillées » qu’à partir de la deuxième moitié du XXème siècle. Ce qui est évidemment faux ! Au Père-Lachaise, j’ai découvert l’histoire de la Commune, où les femmes avaient été très impliquées, mais également leur contribution pendant la Résistance ou lors de la guerre Franco-Prussienne et dans tous les mouvements sociaux du début du XXème. Le deuxième tome de Mère Lachaise permet d’ouvrir cette réflexion à l’ensemble du territoire.
Par exemple, j’ouvre le livre avec le portrait de la cheffe cuisinière Eugenie Brazier. Elle fait partie de celles qu’on surnomme les « mères lyonnaises », des anciennes cuisinières employées par des riches famille qui ont réussi à prendre la tête de petits restaurants dans la région. Aujourd’hui, on s’étonne qu’une femme ait pu occuper une telle position au début du XXème siècle. Or, à l’époque, c’était très courant !
Dans quelle mesure le cimetière participe-t-il à l’invisibilisation des femmes dans l’Histoire ?
CP – Au Père-Lachaise, c’est flagrant ! Mis à part le trio star Edith Piaf, Sarah Bernard et Colette, les tombes des femmes n’ont pas la même stature que celles d’hommes connus, comme Chopin. Sa tombe est vraiment magnifique, elle est toujours fleurie et attire beaucoup de monde. Elle en devient d’autant plus visible. Au contraire, les tombes des femmes sont beaucoup moins valorisées. Cela se ressent notamment dans la façon dont les femmes sont représentées sur les monuments. Un cas d’école : la tombe d’un certain capitaine et de « madame ». C’est l’unique indication concernant cette femme… Les métiers des femmes, eux aussi, sont très rarement inscrits alors que pour les hommes c’est quasiment systématique. Les cimetières sont une société miniature. Elles sont peuplées par des personnes qui ne sont plus en vie mais reflètent les inégalités de la société dans laquelle nous continuons de vivre.
Votre démarche ne se limite pas aux livres. Vous organisez des visites guidées du Père-Lachaise : une déambulation parmi les tombes des femmes méconnues qui y reposent. Comment les avez-vous imaginées ?
CP – Se rendre sur la tombe d’une personne, là où ses proches l’ont pleurée, ce n’est pas anodin. C’est très intime. J’avais commencé à me balader seule au Père-Lachaise, puis progressivement j’ai emmené des ami.e.s. En 2020, juste avant le confinement, lorsque j’ai lancé mon compte Instagram Mère Lachaise, j’ai organisé mes premières visites. J’ai ressenti quelque chose de très fort, d’agréable même, en visitant la tombe de ces femmes avec ces personnes curieuses de découvrir leur histoire. Avec la journaliste Marie Kirschen, elle aussi passionnée des féministes qui reposent au Père-Lachaise, nous avons organisé une Toussaint féministe en 2022. On a été extrêmement surprises : on attendait une trentaine de personnes… on a été plus de 70 à aller fleurir les tombes ! Il y a un regain d’intérêt pour la place des femmes dans l’Histoire et cela commence à se voir au cimetière. Le plus marquant, c’est la tombe de Rosa Bonheur. Quand j’arrive sur une tombe je fais toujours un sondage. Avant, Rosa Bonheur c’était simplement le nom d’une péniche, d’un bar… Aujourd’hui tout le monde connaît l’histoire de cette peintre et sa tombe est constamment fleurie !
Mère Lachaise 2 de Camille Paix. Éd Cambourakis, 128 pages, 20€.
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