Dans « Une femme dans son siècle. Une traversée féministe » Claude Servan-Schreiber raconte le combat féministe et, son corolaire, le journalisme féministe. Pour ne pas s’endormir quand s’annonce le backlash.
Le 18 mars 1970, plus d’une centaine de militantes féministes ont envahi le bureau du directeur du Ladies’ Home Journal pour protester contre les représentations véhiculées par ce magazine. Un magazine enjoignant aux femmes, depuis 1883, de tenir le seul rôle envisageable pour elles : femme au foyer. « De la confusion générale était finalement sortie une liste d’exigences. L’entreprise devait s’engager à abandonner les sujets tels que la cuisine, la mode, la beauté, rien que cela… Remplacer le ‘courrier du cœur’ par les façons de combattre la discrimination au travail, justifier le droit à l’avortement. Cesser de publier des publicités sexistes… » Cette savoureuse histoire est racontée avec gourmandise par Claude Servan-Schreiber dans « Une femme dans son siècle. Une traversée féministe » sorti le 7 mars (Seuil). Epilogue des 11 heures de discussions avec le patron du journal : la publication, dans un futur numéro, d’un « supplément de huit pages dont les manifestantes seraient les seules rédactrices et qu’il s’engageait sur l’honneur à ne pas censurer ». Et le journal a repris sa ligne éditoriale, comme avant.
L’histoire du féminisme en marche
Depuis, les féministes n’ont pas gagné la bataille des médias mais elles ont remporté de très belles victoires racontées par la journaliste au parcours exceptionnel. Claude Servan-Schreiber a agi en militant et en écrivant l’histoire du féminisme en marche dans les journaux. Son livre raconte l’évolution du féminisme et de son corolaire, le journalisme féministe. Son enfance à Shangaï, puis ses premiers pas aux côtés des militantes aux Etats-Unis dans les années soixante vont forger ses convictions. Son mariage avec Jean-Louis Servan-Schreiber va la faire entrer dans le cénacle de ceux qui font l’opinion au sein du groupe L’Express-L’Expansion. Un cénacle qu’il est bien compliqué d’ouvrir aux idées féministes. Puis hors du « clan », elle continuera d’écrire pour éveiller l’opinion à la cause.
La contraception, l’avortement et la parité sont trois durs combats qu’elle raconte pour les jeunes générations. Parce qu’« on défend mieux ses droits quand on sait qu’il a fallu des arracher de haute lutte et que rien n’était gagné d’avance »
Parité-Infos
Si la rudesse l’histoire de l’avortement a été mieux raconté ces dernières années en raison de l’actualité, la parité a fait couler moins d’encre. Pourtant, que ce fut long et compliqué ! Claude Servan-Schreiber, après avoir co-écrit un ouvrage* en 1992, a créé une lettre d’information spécifique, Parité-Infos. Ce combat, elle l’a mené avec Françoise Gaspard, avec qui elle a été pacsée avant de se marier dès l’adoption de la loi le permettant en 2013. Françoise Gaspard, maire PS de Dreux de 1977 à 1983, députée d’Eure-et-Loir de 1981 à 1988 a été la cible de violences de la part de l’extrême droite. Elle a ensuite été députée européenne et conseillère régionale de la région Centre-Val de Loire. Françoise Gaspard fonde en 1994, avec Colette Kreder, le réseau Demain la parité. Comme toutes les luttes féministes, le combat pour la parité ne se joue pas contre une opposition bien identifiée mais contre le mépris de ceux qui n’ont pas envie de renoncer à leurs privilèges…. et en parlent mal ou n’en parlent pas dans les médias.
F Magazine
Pour médiatiser les idées féministes, Claude Servan-Schreiber a fait du chemin avec de grandes voix comme Françoise Giroud, Benoîte Groult, Gisèle Halimi, Gloria Steinem, Joan Scott ou encore Michelle Perrot, pour n’en citer que quelques-unes.
Elle a surtout créé F Magazine dont le premier numéro est sorti en décembre 1978. A l’opposé des magazines féminins ou de la presse d’information politique et générale faite par et pour les hommes, ce journal a « prêté attention à ce que disaient les femmes, fait entendre leur voix absentes des médias au prétexte qu’elles n’avaient rien à dire alors qu’elles ne cessaient de parler sans qu’on les écoute ».
Malgré un succès colossal avec 250.000 exemplaires vendus chaque mois, le journal a dû s’arrêter au bout de 4 ans. Les recettes de diffusion n’étaient pas suffisantes et, côté recettes publicitaires, l’équation était impossible dans une société patriarcale. Les secteurs mode, beauté cuisine, qui financent grassement la presse féminine ne financent pas un journal féministe. De plus, « notre engagement soulevait des questions politiques que les publicitaires auraient préféré ne pas voir posées » écrit l’autrice. « beaucoup voyaient d’un mauvais œil tout ce qui de près ou de loin touchait au féminisme, jugé dangereux, peu incitatif en matière de consommation » En outre, elle estime avoir fait « une erreur capitale en surestimant la capacité du milieu publicitaire à comprendre ce que pouvait avoir d’offensant des annonces montrant des femmes sottes, soumises, outrageusement dénudées ou transformées en objet sexuel »… Près de 50 ans plus tard, cette économie antiféministe des médias a un peu changé. Aux Etats-Unis, Ladies’ Home Journal n’existe plus depuis 2014, certes, mais la progression des financements de médias ultra-conservateurs fait craindre de sévères retours en arrière. Alors il faut lire le livre de Claude Servan-Schreiber pour ne pas s’endormir !
Une femme dans son siècle – Retour sur une traversée féministe. Claude Servan-Schreiber, préfacé par Claire Servajean. Seuil. 432 pages, 22 eu.
*Au pouvoir, citoyennes ! Liberté, égalité, parité. Françoise Gaspard, Claude Servan-Schreiber, Anne Le Gall, seuil 1992