Présenté en compétition officielle au festival international du court métrage de Clermont-Ferrand, Après-Coups est une immersion dans une maison d’hébergement de femmes victimes de violences. Entretien avec la réalisatrice Romane Garant Chartrand et la productrice Laurie Pominville… à la rencontre de femmes bien décidées à reprendre le pouvoir sur leur vie.
Après-coups est un court métrage canadien percutant, bienveillant et empli de sororité. En 24 minutes, Romane Garant Chartrand donne la parole à des femmes trop longtemps restées silencieuses face aux violences conjugales. Entre résilience et résistance, elles se battent pour reprendre le pouvoir qui leur revient. S’il est difficile pour beaucoup de ces femmes de se définir comme « victime », Romane Garant Chartrand nous explique qu’il s’agit pourtant de la première étape à franchir pour commencer leur processus de reprise de pouvoir.
Romane et Laurie se sont rencontrées pendant leurs études. Après s’être liées d’amitié, leur complicité s’est étendue au domaine professionnel et c’est tout naturellement qu’elles ont travaillé ensemble sur ce premier projet. Pendant deux mois, elles se sont immiscées avec une toute petite équipe de tournage dans le quotidien d’une maison d’hébergement du Québec et plus particulièrement dans des séances de groupes où les femmes prennent la parole. Ne souhaitant pas mettre un « marqueur temporel » en filmant une semaine classique au sein d’une de ces maisons, la réalisatrice a souhaité se concentrer sur les témoignages.
LNN : Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à la thématique des violences conjugales ?
Romane Garant Chartrand : Laurie et moi avons étudié ensemble à l’université. Avant la fin de notre programme, nous avions eu cette idée des maisons d’hébergement. A la fin de l’école, l’Office National du Film du Canada (ONF) nous a repêché et nous avons alors proposé ce sujet-là. Cette idée est née principalement après une très grosse vague de féminicides au Québec en 2019. Ces sentiments d’incompréhension et d’impuissance étaient au cœur de nos échanges en tant qu’amies. Ce n’est pas un sujet qui concerne seulement les anciennes générations, nos jeunes générations sont aussi touchées. Quand nous avons eu l’opportunité de faire un film à l’ONF avec beaucoup de moyens et du temps, nous avons vraiment pensé que ce sujet allait fonctionner.
Laurie Pominville : Nous étions aussi animées par une grande colère mélangée à de la peur.
LNN : Que pensez-vous des politiques menées au Canada pour lutter contre les violences conjugales ?
RGC : La justice n’est pas du tout du côté des victimes. Pour être prise au sérieux il faut pouvoir montrer des photos de coups et blessures. Les violences psychologiques, économiques, sexuelles sont très difficiles à prouver…
Une femme témoigne d’ailleurs qu’un jour, un policier (alerté par le voisinage) s’est présenté à leur porte et lui a fait des reproches au lieu de voir qu’elle était clairement en situation de détresse…
RGC : Oui. Pour certaines, la police les a aidées à entrer en maison d’hébergement mais globalement, elles ont toutes au moins deux ou trois mauvaises expériences. Les policiers leur répondent qu’elles doivent gérer leurs problèmes ensemble, que ça ne les concerne pas et qu’il suffit que Madame fasse plaisir à Monsieur pour les solutionner. Et comme ce sont des agents de la paix, ces femmes intègrent l’idée que si eux ne les croient pas personne d’autre ne les croira.
LNN : On imagine que cela n’a pas dû être simple pour ces femmes de témoigner en présence d’une caméra. Comment avez-vous abordé ce tournage ? Quel accueil avez-vous reçu au centre d’hébergement ?
RGC : Il était très important pour nous d’y aller graduellement. Il existe 150 maisons d’hébergement au Québec, régies par la Fédération de regroupement des maisons d’hébergement pour femmes. Nous leur avons parlé du projet en leur demandant de faire un appel auprès des différentes maisons pour voir si l’une était intéressée pour participer. Cela nous semblait important que leur Fédération approuve en amont le projet.
LP : C’était aussi une de leur recommandation. Il existe beaucoup d’incompréhension et de tabou autour de la violence conjugale, certaines maisons reçoivent déjà de nombreuses sollicitations. Et c’était une manière d’éviter de solliciter les mêmes. Ils nous ont donc donné leur accord et mis en relation avec plusieurs d’entre elles où Romane a pu effectuer des phases d’observation avant de choisir celle où serait tourné le film.
RGC : Avec nous, c’était la première fois qu’une caméra entrait dans une maison pour filmer les victimes. Des reportages ont été faits sur le fonctionnement de ces maisons mais les victimes en tant que telles, je pense que c’est la première fois qu’on les filme au Québec. Après avoir choisi la maison où nous allions filmer, j’ai assisté presque toutes les semaines pendant sept mois aux rencontres de groupe (ce que l’on voit dans le film). Elles sont animées par une intervenante et chaque séance aborde une thématique différente : estime de soi, confiance en soi, reprise de pouvoir… C’était important pour moi aussi de passer du temps auprès d’elles, de me sentir légitime dans mon approche et de leur expliquer le projet. Il y a eu un très bon accueil car elles savaient qu’elles participaient à quelque chose de plus grand qu’elles et que grâce à leurs témoignages, elles pouvaient aussi sauver d’autres femmes.
LP : Nous avons aussi beaucoup parlé avec elles de cette reprise du pouvoir, du fait de se réapproprier le narratif de leur propre vie. Ces séances servent à ça et leur tendre un micro prenait alors une autre dimension.
LNN : Fait assez surprenant dans votre court métrage : on ne voit jamais les visages des femmes qui témoignent. Cependant, il est possible de les reconnaître grâce à des signes distinctifs. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
RGC : Il s’agit d’un choix narratif. J’ai beaucoup hésité car je suis la première à dire qu’il faut montrer le visage des victimes pour se rendre compte que cela peut arriver à n’importe qui, peu importe le contexte social, économique et culturel. Mais en même temps, je trouvais ça fort qu’en l’absence de visages on se concentre davantage sur les problématiques, sur leurs histoires. Mais aussi au cycle de la violence, que toutes leurs histoires finissent par être la même. Chaque histoire personnelle peut être celle de l’autre. Elles ont souvent des vécus similaires, elles terminent les phrases des unes et des autres. J’avais envie de créer une voix un peu chorale où toutes s’entremêlent, se transposent et se juxtaposent. Et aussi qu’on soit un peu dans l’identification de la victime. Je trouvais que ça pouvait peut-être enlever un certain jugement, ne serait-ce que physiquement. En voyant les personnes, on a souvent tendance à prêter des intentions. Et éviter cela permettait de se concentrer sur leurs discours et témoignages. C’est donc un choix narratif puis esthétique. Car c’est une contrainte aussi de ne pas filmer les visages, c’est rare au cinéma et déstabilisant pour le public. Elles savaient dès le départ que leur visage ne serait pas filmé mais qu’elles seraient reconnaissables, que ce soit par leur voix ou par exemple par des tatouages. Mais au fur et à mesure, avec la confiance qui s’est établie entre nous, beaucoup m’ont confié qu’elles auraient été prêtes à ce que je filme leurs visages.
LNN : Avant de plonger dans ces groupes de paroles, le court métrage s’ouvre sur une succession de plans fixes sur des habitations puis sur un bâtiment…
RGC : L’idée était de montrer que les violences peuvent avoir lieu partout. Derrière les murs, on ne sait pas ce qu’il se passe. Il peut s’y produire des violences tout comme y abriter des femmes dans des lieux anonymes. Lorsque je sortais des premières visites, j’étais par exemple frappée de me retrouver sur un grand boulevard où les gens étaient insouciants en terrasse sans savoir que juste à côté vivaient des femmes cloîtrées et en danger.
LNN : La fin du documentaire montre des colleur·euses en action. Était-ce une manière de montrer qu’après avoir osé prendre la parole dans la sphère privée, il était important de faire porter leur voix dans l’espace public ?
RGC et LP : Oui, nous voulions montrer ce parallèle entre l’espace privé et l’espace public. Mais aussi celui de l’anonymat puisqu’il s’agit d’une activité illégale où les colleur·euses opèrent la nuit et doivent cacher leurs visages. Ces femmes mènent leurs luttes personnelles à l’intérieur mais elles sont soutenues par des groupes à l’extérieur. C’était une façon de décloisonner le huis-clos avec une parole très intime au sein d’un cercle de parole, puis un message qui s’étend à l’espace public. Quand nous avons raconté cette séquence de tournage aux résidentes de la maison, elles étaient très émues et se sont senties soutenues. D’autre part, nous appartenons toutes les deux à la génération des membres du collectif des colleur·euses et c’était aussi en quelque sorte une manière de faire porter nos voix à travers celles du collectif sur le générique de fin.
LNN : Vous travaillez actuellement sur votre prochain court métrage : un documentaire intitulé Corps-à-corps. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
RGC : Il s’agit d’un court métrage sur des adolescentes qui vivent une grossesse imprévue. Il sera question du choix, comment on décide de poursuivre la grossesse, de l’interrompre, de le garder ou de faire adopter l’enfant. J’en suis au début de ma recherche mais j’envisage probablement de filmer un trio de personnages avec trois décisions différentes à prendre. Après la réalisation d’Après-Coups, je me suis beaucoup interrogée sur la façon dont je voulais que mes œuvres se suivent, et la manière d’être cohérente dans ma démarche. Je ressens aussi le besoin de lever le voile sur l’invisibilisation de certaines luttes qui sont encore taboues. Laurie ne fera pas partie de ce projet mais nous avons déjà des idées de prochaines collaborations, avec pourquoi pas l’envie de s’essayer au long métrage.
Après-Coups n’est pas encore disponible en France mais il est possible de le voir tous les jours de cette semaine au festival du court-métrage de Clermont-Ferrand (Compétition Internationale – séance I1). Romane Garant Chartrand sera présente à la séance I1 du dimanche 4 février à 15h30 au ciné Jaude, et échangera avec le public à la fin de la projection.
En attendant une sortie française, il sera visible au Canada à partir du 12 février prochain sur le site de l’Office National du Film du Canada.
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