Via un dispositif inventif, la jeune Asmae El Moudir ouvre la mémoire de ses proches. Son documentaire puissant montre que la jeune génération peut lever la chape de silence qui pèse sur nombre de familles marocaines. En salles le 28 février.
Il est des familles sur lesquelles les secrets peuvent peser très lourd. C’est le cas des proches d’Asmae El Moudir, jeune marocaine de 34 ans. Tout commence par un détail : pourquoi n’existe-t-il pas de photo d’elle, ni de ses parents à leur mariage, plus largement aucune photo de famille ? Le meilleur moyen de le savoir serait d’interroger la grand-mère, gardienne du silence. Mais il va falloir ruser avec cette dictatrice acariâtre, autoritaire… et à moitié sourde. La réalisatrice construit donc, avec l’aide de son père, ancien maçon, une maquette de la maison et du quartier où elle a grandi à Casablanca. Dans cette grande pièce comme une scène de théâtre intime vont s’ajouter de petites poupées à l’image de chacun des membres de la famille et des voisins proches. Il ne reste plus qu’à réunir tout le monde et à espérer que ce jeu « d’enfant » ouvrira la parole. Surgit alors le souvenir d’une enfant tuée par l’armée lors des « émeutes du pain » de 1981 et son deuil rendu impossible par l’absence de dépouille.
La réussite de ce premier film inventif réside dans l’accueil des parents et voisins de la cinéaste qui acceptent de jouer le jeu de sa thérapie par l’image. Leur participation permet de révéler un pan de l’histoire de la famille et du quartier, et au-delà, de tout un pays : le traumatisme d’un massacre collectif que le gouvernement marocain tente de cacher depuis quarante ans. Quant à la grand-mère colérique, renonce-t-elle à son silence ? A vous de le découvrir dans le film.
« La mère de tous les mensonges » est le premier long métrage d’Asmae El Moudir, qui a travaillé avec ténacité dix ans sur le sujet. Il a déjà séduit le public d’une vingtaine de festivals où il a été multiprimé, notamment à Marrakech où le film a reçu l’Etoile d’Or, ainsi qu’à Cannes, dont il est reparti avec le Prix de la mise en scène Un Certain Regard et l’Œil d’or du meilleur documentaire. Elle a partagé cet Œil d’or avec Kaouther Ben Hania et ses « Filles d’Olfa », paroles intimes de deux générations de femmes tunisiennes maltraitées (lire ici). Cette Nouvelle Vague du cinéma d’Afrique du Nord qui se dessine, portée par des réalisatrices, est décidément passionnante.
La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir, documentaire, Maroc (1h37), produit par Insightfilms, distribué par Arizona. Sortie le 28 février 2024