Les hommages rendus dans les médias français à la journaliste qui vient de s’éteindre montrent aussi comment ces médias étouffaient la parole féministe.
Denise Bombardier a succombé, le 4 juillet à un cancer fulgurant. En France, comme au Québec, les hommages affluent. Mais ils n’ont pas la même teneur des deux côtés de l’Atlantique.
Au Québec elle est avant tout présentée comme une « intellectuelle et fervente défenderesse de la langue française » qui a eu une longue carrière médiatique.
Dans les gazettes françaises, son nom est associé à celui de l’écrivain pédocriminel Gabriel Matzneff qu’elle a pu dénoncer il y a plus de 30 ans sur le plateau de l’émission Apostrophe avant d’être insultée et boycottée par de grands journaux. Depuis l’annonce de son décès, cet épisode de sa vie tourne à nouveau dans les médias et sur les réseaux sociaux. Comme en 2020, après la sortie du livre de Vanessa Springora Le Consentement, racontant le calvaire que l’autrice avait vécu sous l’emprise de Gabriel Matzneff alors qu’elle était enfant.
Dans cette émission, en 1990, Denise Bombardier tirait la sonnette d’alarme et montrait que le milieu intellectuel parisien faisait passer pour du libertinage ce qui était en réalité de la pédocriminalite. Sur le plateau, tout le monde ricanait et se rangeait du côté de Matzneff qui n’hésitait alors pas à « interdire » à Denise Bombardier de parler.
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Elle est ensuite traînée dans la boue par bien des journaux, et, quelques jours après, sur un autre plateau, l’écrivain Philippe Sollers la traite de « connasse ». Les féministes françaises ne sont que très rarement invitées à s’exprimer dans de grands médias et savent qu’elles n’auront que des coups à prendre si elles y vont. Les misogynes ont le pouvoir sur les discours médiatiques.
Et même en 2020, Josyane Savigneau soutenait toujours Gabriel Matzneff et accusait Denise Bombardier de vouloir faire une « chasse aux sorcières ». L’ex directrice du Monde des Livres n’avait plus voulu chroniquer les ouvrages de l’intellectuelle québécoise après l’émission d’Apostrophe.
C’est en ignorant les féministes et en les traitant de « connasses » que les médias français ne laissent aucune chance au féminisme d’être entendu.
Lors de la sinistre « affaire DSK », c’est encore Denise Bombardier qui a réussi à faire entendre la voix féministe sur une grande radio quand tous les médias français tendaient le micro aux amis de celui qui était alors directeur du FMI, lesquels se montraient incrédules et minimisaient la gravité des faits reprochés à DSK. Vendredi 20 mai 2011, sur France Inter, Denise Bombardier n’avait eu que cinq minutes au micro de Pascale Clark. Mais cinq minutes pour dire ce que les Françaises n’arrivaient pas à dire dans les grands médias (et que nous écrivions dans Les Nouvelles News dès le début de l’affaire). Exaspérée par l’argument des copains « ce n’est pas l’homme que je connais », elle tranchait : « Il n’y a que les femmes qui savent si les hommes sont violents. »
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Mais les médias français mainstream, à l’époque, ont continué à faire régner l’omerta sur les violences sexuelles. Quelques mois plus tard, Denise Bombardier publiait avec la journaliste française Françoise Laborde Ne vous taisez plus ! (Fayard).
Au Canada, Denise Bombardier n’est pas considérée comme une journaliste « féministe ». De l’autre côté de l’Atlantique, le féminisme est intégré, accepté à tel point que les hommages rendus ne mettent pas au centre de sa vie l’affrontement avec Matzneff. François Legault, Premier ministre du Québec, a écrit dans un tweet qu’elle était une femme « brillante, courageuse et drôle », « amoureuse du Québec et de la langue française ».
Pendant plus de 30 ans à Radio Canada, la journaliste a produit et animé une émission de société. Animant Noir sur blanc, de 1979 à 1983, elle était la première femme à piloter une émission télévisée d’affaires publiques. Sur son plateau notamment, les premiers ministres Pierre Elliott Trudeau et René Lévesque, l’écrivaine française Benoîte Groult (dont elle deviendra une fidèle amie), Georges Simenon, la première ministre d’Israël Golda Meir, les présidents français Valéry Giscard d’Estaing puis François Mitterrand… Depuis dix ans, elle était chroniqueuse au sein du Journal de Montréal (JDM) qui écrit aujourd’hui qu’elle ne reculait « devant aucun sujet qui fâche » et balayait « les tabous ».
Elle fréquentait le milieu intellectuel parisien, avait achevé un doctorat en sociologie à la Sorbonne en 1974, à Paris et avait été faite chevalière de la légion d’honneur pour « sa défense du français » par François Mitterrand à l’Elysée en 1993. Elle s’amusait de l’arrogance des Français dans sa Lettre ouverte aux Français qui se croient le nombril du monde (Albin Michel). Le Devoir dit d’elle qu’elle était « aussi controversée qu’admirée ».
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Journalisme de combat pour l’égalité des sexes. La plume dans la plaie du sexisme