
Image : « A Suffragette’s Home » (« La maison d’une suffragette »). Affiche anglaise du début du 20ème siècle de la Ligue contre le vote des femmes. L’homme rentre à la maison « après une rude journée de travail » et trouve ses enfants délaissés.
Le tweet d’une blogueuse féministe déclenche une vague d’insultes et de propos sexistes. Étonnant ? Non, juste l’application de la loi de Lewis.
Lorsqu’elle a posté un tweet déplorant le manque de femmes dans les jeux vidéos Xbox One présentés à l’E3 (une conférence sur les jeux vidéos qui se déroulait cette semaine à Los Angeles), Anita Sarkeesian s’attendait certainement à contrarier quelques machos, ayant déjà subi des attaques (Voir : Jeux vidéo, stéréotypes et trolls sexistes). Elle ne se doutait peut-être pas de l’ampleur des réactions : en quelques heures, plusieurs dizaines de tweets haineux.
Elle a choisi d’en afficher cinquante sur son blog, en précisant qu’il ne s’agit que d’une sélection. Certains sont des insultes personnelles comme « Anita Sarkeesian doit être la plus grosse salope de tous les temps », « oh ferme ta gueule connasse » ou tout simplement « ta gueule ». D’autres sont globalement dirigées contre le genre féminin : « tu attendais un jeu de cuisine et de ménage ? », « les personnages féminins ne sont pas aussi intéressants que les masculins » ou « vous les femmes êtes cinglées ». Et ce type de réactions n’a rien d’exceptionnel : c’est simplement une nouvelle illustration de la loi de Lewis.
Helen Lewis est une journaliste américaine écrivant régulièrement sur le sexisme. En août 2012 elle énonce sur Twitter la loi de Lewis : « les commentaires de n’importe quel article sur le féminisme justifient l’existence du féminisme » (comme on peut le voir avec Anita Sarkeesian, « commentaire » pourrait être remplacé par « tweet » ou n’importe quel autre type de réactions). « Le sexisme n’existe pas, c’est un scandale, alors je poste un commentaire bien sexiste », résume un tumblr francophone.
« Comment ? Mais elles s’expriment ? »
On peut supposer que certains hommes se sentent menacés, voire personnellement insultés par les critiques féministes ; cela expliquerait les réactions de type « ta gueule », volontiers accompagnées d’insultes sexistes. Le commentateur aime aussi ramener la femme à son statut : « Repasse mes chemises et tais-toi ! » peut-on lire sur le site du Figaro, sous un article à propos du mot « mademoiselle » ; « Tu veux pas retourner parler chiffon et beauté sur ton blog ? Merci chouchou », requiert quant à lui un commentateur d’un article sur le sexisme geek (dont nous parlions ici).
L’auteure de cet article, @Mar_Lard, sait depuis longtemps quelles réactions elle attire lorsqu’elle dénonce le sexisme. Sous cet article qui avait fait grand bruit (elle avait même été invitée dans plusieurs émissions de radio et de télévision), elle a choisi de ne pas modérer les premiers commentaires afin d’illustrer ses propos. Parmi les remerciements (en parallèle des insultes, son travail a rencontré un bon accueil), de beaux exemples de sexisme : ton condescendant, présomption qu’elle ne connaît pas le milieu dont elle parle alors qu’elle y est fortement impliquée, stéréotype selon lequel les femmes seraient mauvaises aux jeux vidéos…
Une loi qui s’applique à tous les sujets
Si critiquer le sexisme geek est particulièrement dangereux car le public visé est très présent sur internet, la loi de Lewis s’applique à tous les domaines. Lorsque des associations féministes ont dénoncé l’absence de femmes au festival de Cannes, les réactions ont été sensiblement les mêmes que celles adressées à Anita Sarkeesian – insultes personnelles en moins puisqu’il n’y avait pas de cible précise. « S’il n’y a que des hommes sélectionnés cette année, c’est que les bonnes femmes réalisatrices n’ont rien branlé et n’ont sorti que des films de merde, voilà tout » résume un lecteur de Rue89. « Sans parler du fait que ces femmes sont obsédés par leur statut de femme, suffit de voir leurs productions artistiques, elles ne sont pas du tout objectives pour parler d’un tel sujet. Une obsession est rarement de bon conseil » explique quant à lui un commentateur de L’Express.
Les réactions ne diffèrent pas sur les magazines féminins : « Les femmes font des films médiocres et évidemment c’est la faute… des hommes, puérile comme attitude » assène un.e anonyme sur le site d’ELLE. Plusieurs autres tiennent le même discours, évacuant l’idée d’un système sexiste pour rétablir le mythe du choix purement artistique.
Le fantasme d’une société matriarcale
Une idée qui revient régulièrement est celle d’une société favorisant les femmes, avec des féministes souhaitant dominer toujours plus les hommes. « Il faut vraiment avoir de la merde dans les yeux pour ne pas constater que les USA, Le Canada, la France ou le Danemark sont des matriarcats » assure un commentateur de blog.
La sexualité semble être la clef de ce pouvoir féminin. « On est sexy, forcement on a plus de chance de taper dans l’œil d’un patron. (…) On ne joue pas a armes égales, mais vous voudriez nous faire pleurer lorsque vos méthodes finalement sexuellement agressives tournent mal » lit-on sur Rue89, sous un article sur le harcèlement sexuel. Quelques commentaires plus bas : « harcèlement sexuel = outil de manipulation / pression sur l’homme par la femme dans de nombreuses situations données ». « Que nos amies féministes n’oublient pas de villipender également certaines de leurs soeurs, qui, soyons honnètes se font un plaisir de se rendre le plus excitantes possible et devront accepter le fait que certains males ne font pas dans la dentelle……. » réclame un commentateur du Nouvel Observateur à propos du harcèlement de rue (pour plus de réalisme, l’orthographe a été conservée).
Les femmes sont en cause lorsqu’elles sont trop belles, mais être laides expose à d’autres critiques. « Qui est le dégénéré qui a agressé cette dame ? » demande un commentateur de Rue89 en postant la photo d’une victime de harcèlement. Sous un article du Nouvel Observateur sur la marche des salopes, un autre compare l’une des manifestantes photographiées à « un trans » (rajoutant à son sexisme une note de transphobie). Quant aux féministes célèbres sur internet comme Anita Sarkeesian ou @Mar_Lard, elles reçoivent régulièrement des insultes sur leur physique.
Une loi plus générale ?
La loi de Lewis s’inscrit au milieu d’autres lois de l’internet féministe. Ainsi ce « corollaire féministe de la loi de Godwin » : « Plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité qu’une femme qui s’exprime soit traitée de féminazie approche ».
Ou la loi de Moff : « Plus une discussion féministe sur la pop culture dure longtemps, plus la probabilité que quelqu’un dise “Pourquoi tu dois analyser ça ? C’est juste un film/dessin-animé/livre !” approche ».
On peut pourtant se demander si ce type de comportement est spécifique à internet : Alain-Gérard Slama qui se sent « harcelé par les robes courtes » n’a guère à envier aux pires commentaires, pas plus que le délégué général du Festival de Cannes Thierry Frémaux défendant en 2012 une sélection 100% masculine en insinuant que les femmes ne produisent pas d’œuvres de qualité. En ligne ou hors-ligne, donc, le sexisme est encore bien présent – et avec lui la nécessité du féminisme.