Faire émerger un matrimoine. C’est le cheval de bataille de la metteuse en scène et autrice Aurore Évain. Mais suite au refus de conventionnement de la DRAC Île-de-France, cette dernière craint pour l’avenir de sa compagnie et ses créations mais aussi pour la reconnaissance des autrices de théâtre. Entretien.
Dans quelle mesure le conventionnement de la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) était nécessaire à votre compagnie La Subversive ?
Aurore Évain – C’était une question de survie. C’est le deuxième refus que l’on essuie de la DRAC. Pour obtenir le conventionnement, il faut avoir déjà bénéficié d’une aide à la création sur un spectacle, ce qui n’était pas le cas lors de notre première demande. Grâce au soutien d’alliés fidèles depuis dix ans, la compagnie La Subversive, que j’ai créée en 2013, a réussi à obtenir une aide à la création. Lorsque nous avons formulé notre deuxième demande de conventionnement auprès de la DRAC Île-de-France nous remplissions donc tous les critères. Mais on nous l’a quand même refusé. Les conséquences sont désastreuses. Le décor de mon prochain spectacle La Folle Enchère de Madame Ulrich, que je dois jouer en septembre, est stocké dans un box de parking, où il prend l’humidité et commence à se détériorer. Ça implique des coûts pour le restaurer et je ne sais pas où je vais trouver cet argent. Suite au refus de la DRAC, ma prochaine création, qui devait avoir lieu l’année prochaine pour les 400 ans de Madame de Sévigné, a été abandonnée. J’essaye de mettre en lumière le matrimoine mais je n’arrive même plus à mettre en lumière mes spectacles. Le matrimoine théâtral a besoin d’aides structurelles.
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Comment ce refus a-t-il été justifié ?
AE – Nous ne sommes bien évidemment pas les seuls à avoir fait face à un refus. Mais, dans notre cas, on nous a avancé que notre réseau de soutiens (producteurs, diffuseurs, etc) n’était pas assez solide. Et, justement, pourquoi est-ce qu’on n’a pas de soutiens solides ? J’ai des alliés depuis dix ans, engagés sur les questions de matrimoine, mais eux aussi rencontrent des difficultés. Je pense à Yoann Lavabre, qui travaillait à la Ferme de Bel Ebat à Guyancourt avant de devenir directeur du Glob Théâtre de Bordeaux où il dispose de nettement moins de moyens. Carole Thibaut, metteuse en scène et directrice du Centre Dramatique National de Montluçon, qui participe chaque année aux journées du matrimoine en septembre. Elle va devoir quitter son poste puisqu’elle n’a pas été reconduite, et c’est dommage parce qu’elle aurait été la première femme à être reconduite dans un CDN. Je pense aussi à la salle de spectacle Le Vivat à Armentières qui a été fortement impactée par les baisses budgétaires. Bref, c’est l’ensemble des acteurs investis pour un matrimoine théâtral qui est fragilisé. Je ne sais pas comment je vais pouvoir continuer. Ce refus met aussi en exergue la difficulté des projets portés par des femmes à être financés. Les créatrices sont soumises à des attentes esthétiques particulières. Quand les hommes font du théâtre « pauvre », dans des espaces vides, ce sont des génies. Mais quand ce sont des femmes, c’est perçu comme un manque de créativité et une absence d’esthétique. Les hommes font du théâtre politique, les femmes font du théâtre militant, ce qui sous-entend qu’il n’y a pas de dimension artistique. C’est extrêmement déligitimant et décourageant.
Le manque de représentation des pièces d‘autrices est-il dû au manque de financement de ces projets ?
AE – Absolument. Le véritable problème c’est que les projets qui servent le matrimoine ne correspondent pas au système de la DRAC car ils ne rentrent ni dans le registre classique ni dans le registre contemporain. Aujourd’hui, on ne joue presque plus de classique, mis à part les grands noms comme Corneille, Molière et Racine qui sont dans les programmes scolaires, dont les femmes restent largement absentes. Les œuvres du matrimoine ne sont pas considérées comme intemporelles comme le sont celles des “grands hommes”. À cela s’ajoute un doute terrible, qui persiste encore, concernant les œuvres des autrices « oubliées ». Lorsque j’ai lancé La Subversive, avec qui on s’attache à mettre en lumière les pièces d’autrices, mon travail était vu comme du militantisme et pas de l’art. Or, cela revenait à dénigrer à la fois ces œuvres et mon travail. C’est très représentatif de ce que vivent beaucoup de créatrices. Carole Thibaut qui n’est pas reconduite à la direction du CDN de Montluçon, ça illustre bien la mécanique à l’œuvre : des femmes brisent le fameux plafond de verre mais il ne faut pas trop déranger et dégenrer l’imaginaire, sinon elles redescendent.
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Comment expliquer ce refus alors même qu’une mouvance de redécouverte des femmes dans l’histoire et de leurs œuvres a le vent en poupe ?
AE – J’observe un mouvement paradoxal et assez pervers. Aujourd’hui, on parle davantage de matrimoine et les mairies sont de plus en plus nombreuses à s’investir lors des journées du matrimoine en septembre. La DRAC aussi a conventionné le mouvement HF Île-de-France qui défend l’égalité de genre dans les arts et la culture. Sauf que dans les faits, lors de ces deux journées du matrimoine, des artistes jouent des extraits de 15-20 minutes et ne sont même pas payés. En parallèle de cette visibilité croissante des journées du matrimoine, un travail artistique sur le fond, avec des pièces du même niveau que le patrimoine de Molière et Racine, n’est pas soutenu. Yoann Lavabre tente, avec très peu de moyens, de reprendre le festival Cultivons notre matrimoine, qu’il a choisi de ne pas organiser en septembre mais plutôt en début d’année pour ne pas être le nouveau marronnier des journées du matrimoine. Le CDN de Montluçon, investi chaque année lors des journées du matrimoine, ne va plus pouvoir continuer par manque de moyens. Je suis régulièrement sollicitée pour intervenir dans des tables rondes et par des professeurs d’université qui me demandent des captations de mes spectacles, que je donne en contrepartie d’un don. Mais combien de temps est-ce que je vais pouvoir donner ces captations alors que je ne pourrai bientôt plus faire de spectacle ? Pour faire émerger un véritable matrimoine, deux jours dans l’année ne suffisent pas. Il faut soutenir ces projets, les financer, que les théâtres s’engagent et que les lieux de programmation soient ouverts au matrimoine théâtral et aux œuvres des autrices qui peuplent l’histoire du théâtre.
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Entre cette mouvance actuelle de valorisation des œuvres d’autrices et un recul concernant le financement du matrimoine, quelles sont vos perspectives ?
AE – Les pièces écrites par des femmes commencent à être reconnues pour ce qu’elles sont : des œuvres d’art. Mais seulement parce que ça fait dix ans qu’on se démène pour les monter et les jouer. Petit à petit, ce combat a porté ses fruits et ruisselle à différents endroits, notamment dans la sphère universitaire où leurs œuvres sont davantage étudiées. Aujourd’hui on reconnaît la qualité de ces œuvres mais aucun effort n’est fait pour leur donner de l’argent et soutenir les compagnies qui veulent les monter et les programmer. La Subversive n’arrivera plus à réunir les critères nécessaires pour le conventionnement de la DRAC, c’est fini, encore plus dans les conditions actuelles de baisses budgétaires. Suite à l’annonce du refus, j’ai été très touchée par la grande solidarité que l’on m’a manifestée. Cela a aussi permis d’exposer le système de la DRAC comme un vieux système. Je pense d’ailleurs que la DRAC elle-même est prisonnière de ce fonctionnement et de cette lourdeur administrative. On est à un tournant : quelque chose doit changer, d’autres critères doivent être pensés et c’est seulement comme ça que l’on fera une véritable place aux créatrices.
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